1. Traverser l’espace, traverser le temps
Traverser l’espace et traverser le temps ne sont pas logiquement équivalents. C’est toujours au cours du temps que je traverse l’espace, alors que je traverse le temps même en restant immobile. Dans le monde vivant, certaines traversées spatiales échappent à l’intentionnalité. C’est le cas du transport passif de matériel biologique (organismes entiers, cellules ou molécules) par des animaux appartenant à une autre espèce. Pensons par exemple à la pollinisation, au parasitisme ou au commensalisme (exploitation non-parasitaire d'une espèce par une autre).
Dans notre monde humain, il est mille manières de traverser un espace : marcher, courir, nager, voler ; en droite ligne ou en zigzags ; dans les clous, par des chemins de traverse ou hors des sentiers battus ; d’une seule traite ou en flânant… Mais on considère en général qu'il n’y a que deux manières de traverser le temps : bien ou mal. Au cours de leur vie, les personnes et les œuvres connaissent des traversées du désert plus ou moins durables. De celles qui en sortent, on dira alors qu’elles ont bien traversé le temps.
Application sophrologique
Au cours de la relaxation sophrologique, ma conscience traverse un espace bien particulier, celui de mon corps propre. Cela se fait par étapes, une région du corps après l’autre : en commençant par la tête, je relâche successivement tous les muscles de mon visage, puis je prends conscience de l’ensemble de mon visage détendu. Et je procède de même pour chaque région corporelle, jusqu’à atteindre le bord du sommeil. Cette technique classique de relaxation nous fait traverser mentalement notre corps musculaire, en faisant abstraction des autres niveaux corporels. Une expérience intéressante consiste à compléter cette relaxation musculaire (niveau moyen) par une prise de conscience de l’épiderme (niveau superficiel) et de l’ossature (niveau profond) : pour mieux ressentir le niveau épidermique, on imaginera qu’une brise légère caresse le visage, puis les autres parties du corps. Pour mieux ressentir le niveau osseux, on visualisera les os en les imaginant vivants.
En RDII, c’est aussi avec mes mains que je traverse mon visage en m’arrêtant successivement au niveau des yeux, du nez, des oreilles et de la bouche, pour mieux en vivre la sensorialité. Notons cette particularité qu’a le corps de pouvoir en quelque sorte se traverser lui-même – en fait, c’est une partie du corps (les mains) qui en traverse une autre (le visage) par le toucher. Et ce toucher interagit avec le sens de la perception sollicité : lorsque mes doigts exercent une légère pression sur mes paupières fermées, mes sensations visuelles varient aussi en fonction de ce toucher ; lorsque je mets mes mains en conque sur mes oreilles, mes sensations auditives varient en fonction de la position exacte de mes mains ; lorsque je mets mes doigts sous mon nez, l’odeur que je perçois varie en fonction du contact (effectif ou non) entre mes doigts et mon nez ; lorsque je lèche mes doigts, le goût salé pourra varier légèrement selon le doigt concerné.
Traverser son propre corps, c’est traverser un espace des possibles : des sensations possibles, et des émotions qu’elles peuvent susciter.
2. Traverser des obstacles
Parmi les obstacles que nous rencontrons, certains nous sont extérieurs, d’autres intérieurs. Les obstacles extérieurs ne dépendent pas de nous, qu’ils soient d’ordre matériel (naturels ou artificiels) ou temporel (contretemps, écarts temporels, dyschronies). Les obstacles intérieurs, eux, sont mentaux – cognitifs (difficultés intellectuelles) ou psychologiques (préjugés, contrariétés, contraintes).
De quelles qualités devons-nous faire preuve pour traverser les uns et les autres ? Avant même de chercher à traverser un obstacle, il convient de bien le juger et le jauger : est-il extérieur ou intérieur, franchissable ou infranchissable ? S’il est franchissable, il faut se donner les moyens de le traverser : entraînement physique et équipement adéquat pour les obstacles matériels, introspection analytique ou méditative pour les obstacles intérieurs.
Application sophrologique
Quels outils sophrologiques peuvent m’aider à
surmonter les obstacles qui se dressent sur ma route ? Je me limiterai ici aux
obstacles franchissables.
Ce que j’ai appelé plus haut « introspection analytique ou méditative » recouvre
en fait plusieurs dispositions d’esprit et techniques mentales : les unes
relèvent de la futurisation (SAP), les autres de la prétérisation (sophro-mnésie
des capacités) ou simplement d’une attitude faite d’ouverture et de confiance.
L’anticipation positive m’aide à plusieurs égards : vivre ma réussite par avance
rend l’obstacle qui m’attend moins redoutable à mes yeux, et renforce ma
détermination à le surmonter.
La sophro-mnésie des capacités me permet de retrouver les qualités et capacités
qui m’ont permis de traverser certains obstacles par le passé, et de les mettre
au service des nouveaux défis qui m’attendent.
L’ouverture et la confiance (l’une ne va pas sans l’autre) sont à la base de
toutes les techniques sophrologiques : le lâcher prise les présuppose, la
relaxation musculaire les manifeste. Elles jouent un rôle moteur dans tout
franchissement d’obstacle.
3. Être traversé par une histoire
Pour le romancier Jean-Marie Le Clézio (entendu à la radio, dans les Nuits de France Culture), avoir été traversé par une histoire pendant son enfance est ce qui lui permet d’écrire une fiction. C’est pourquoi il n’a pas écrit de romans sur le Mexique, où il a pourtant longtemps vécu – mais seulement à l’âge adulte.
L’enfant est en effet plus perméable aux sensations et aux émotions, il n’a pas encore échafaudé autour de lui ces barrières de défiance ou d’indifférence dont s’entourent la plupart des adultes. Il s’offre totalement à ce qui le traverse et en gardera toujours une trace. En entrant en résonance avec l’enfant qu’il a été, le romancier écrit à partir des événements qui l’ont traversé alors, et son œuvre nous touche par sa vérité.
4. Être traversé de doutes
Certains le sont plus souvent que d’autres mais nous en faisons tous l’expérience. Est-ce un bien ou un mal ? Douter peut-il être utile et si oui, à quel propos, dans quelles circonstances et à quelles conditions ?
La réponse dépend de la nature du doute concerné : méthodologique (démarche scientifique) ou existentiel (portant sur soi-même ou sur autrui), prospectif (quel chemin emprunter ?) ou rétrospectif (le choix déjà fait était-il le bon ?).
Il me semble que l’expression être traversé de doutes (au pluriel) implique une idée d’inconfort voire de souffrance, qui la rattache au domaine existentiel : quand je suis traversée de doutes, je le ressens comme un problème (à l’intérieur duquel je me débats et non dont je débats). Mais ce qui vaut pour moi est-il généralisable ? Quelqu’un d’autre que moi pourrait-il être traversé de doutes d’une manière purement intellectuelle, sans en être affecté ? Il m’est difficile de l’imaginer car même le doute prétendument scientifique, en cela qu’il ébranle une pensée, une croyance ou une certitude du chercheur, affecte son psychisme et le déstabilise.
5. Histoire juive traditionnelle
Un étudiant va voir son maître :
"Rabbi, Rabbi, j'ai traversé le Talmud de part en part, il n'y a pas un morceau qui m'ait échappé." Le Rabbi lui répond :
"Tu as traversé le Talmud de part en part, c'est bien. Mais le Talmud t'a-t-il traversé…? "
Traverser une œuvre est relativement facile, il y faut juste du temps et de la persévérance. Moyennant quoi, que l’on ait lu attentivement, superficiellement, en diagonale ou même entre les lignes, la traversée aura eu lieu.
S’en laisser traverser est une autre paire de manches, qui exige d’avoir lu l’œuvre non pas en entier mais en profondeur, ou plutôt de lui avoir offert sa propre profondeur à explorer, voire à blesser. Nul en effet ne peut se dire, traversé par une œuvre, s’il n’en est ressorti bousculé, voire entamé dans sa vision du monde.